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texte 11

Le passé simple, trop simple

 par  Paul Alvigna

C’est un constat qui a besoin d’être écrit pour être visualisé. Le passé simple de l’indicatif a radicalement disparu de la conversation ordinaire. Jamais dans la rue, au café, dans les soirées d’amis ou les réunions de familles, on ne l’entend.
Impossible de raconter ses vacances au passé simple, pas davantage une histoire d’amour. Ni de relater une négociation, un entretien, une discussion… Pour l’entendre encore, il faut s’en remettre aux dialogues des films classiques datant des années 1940/50 ou lire les romans classiques.
Cependant on fait apprendre aux enfants le passé simple très studieusement dès l’école primaire et dans toutes ses irrégularités. Qu’ils apprennent donc et ne parlent jamais.
Ou seulement quand ils  se lancent à inventer des histoires et qu'alors ils l’utilisent n’importe comment, accordant tous les verbes sur le mode des verbes du 1er groupe, tu aimas, nous chantâmes, vous prenâtes et buvâmes….
En se maintenant dans les contes autant que dans les rédactions de l’école, le passé simple n’est pas loin de constituer un difficulté identique à celle de l’écriture cursive que les enfants doivent pratiquer à la petite école et qu’ils ne rencontrent nulle part ailleurs, ni dans les livres ni sur les écrans de télé ou d’internet. Il faut y ajouter les majuscules à l’ancienne qu’aucun parent n’écrit plus quand il saurait encore le faire !
Si le passé simple a disparu de l’écrit courant et bien entendu des écrits rapides (courriers électroniques, sms ou textos), il se maintient à l’occasion dans les journaux mais de façon minoritaire.
Il est curieusement utilisé aussi bien à l’écrit qu’à l’oral par certains journalistes spécialisés, par exemple dans la musique ou le sport. Ou par les hommes politiques, comme résurgence de formes surannées, parce qu’ils ne parviennent pas à le remplacer par le passé composé ou l'imparfait.
Mais il perdure surtout dans les romans, il est la langue installée du récit écrit académique. Des auteurs ne savent pas raconter autrement qu’avec le passé simple, tandis certains lecteurs ne peuvent pas lire sans ce temps-là. Même si pour d’autres son usage apparait franchement bizarre lorsque les situations décrites sont vivantes (par exemple dans Fuir de Toussaint paru chez Minuit: nous nous embrassâmes... je m'avançai vers elle... les bretelles tombèrent... je lui caressai doucement la poitrine... nous nous immobilisâmes... elle se rallongea... nous quittâmes l'hôtel... nous contournâmes les murs... débouchâmes sur une minuscule plage...).

Franchement bizarre oui,
parce qu'impossible à vivre, même si ce qui est décrit est radicalement relégué dans le passé. Impossible en tout cas à utiliser dans le récit oral, sauf à en éclater de rire.
C'est que par définition le passé simple est le temps des situations, actions ou événements définitivement passés, et surtout ponctuels. Sinon l’imparfait fait l’affaire en indiquant le passé et la durée.
Voilà le hic ou le point d’achoppement. Car si l’on écrit "je pensai " dans une perspective passée mais ponctuelle, on sait bien aujourd’hui que penser prend du temps, ce qui autoriserait "je pensais".
Le temps  <qu’hélas on écrit toujours avec un s, pourquoi pas le temp au singulier et les temps au pluriel?>, concept absolu à une certaine époque, ne se conçoit plus ainsi de nos jours où sa mesure atteint aisément en précision le millionième de seconde. Autrement dit peut-être précisée sans limite immédiate.
De plus l’idée du temps définitivement passé est bousculée par l’omniprésence de nos archives, images et sons en particulier. La pratique des rediffusions conduit à une sorte de perméabilité entre actions définitivement passées et actions en cours.

Au fond le passé simple est trop simple dans son acception, ce pourquoi son champ d’application se réduit de plus en plus. Seuls les archéos et les inertes n'en peuvent et le regrettent.

12/01/2006 tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m. à j. 20/02/2006

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