f             
texte 45

   La soutenance obligée

      par Jean Pierre Ceton et Pauline Dezert


C
'est une cérémonie qui se déroule à l'université à différentes occasions, pour une validation de thèse ou pour une habilitation à diriger des recherches. Elle a quelque chose d’étonnamment cérémoniale, un peu sacrée on aurait dit avant, un peu à l'ancienne assurément, même si les éléments extérieurs de la mode ancienne n'y figurent pas.
Ainsi les jurés ne s'habillent désormais plus de toges ou de couvre-chefs d'allure tribale, mais c'est tout comme s'ils les portaient encore.
On le ressent quand ils entrent dans la salle de soutenance et s'installent après avoir ordonné au public de s'assoir.

Ici, la soutenante ressent pour une part cette cérémonie comme une humiliation. Après des années passées à l’université à enseigner, à publier, à être une personne autonome, elle est peu encline à accepter d’être jugée par ses pairs.
Surtout qu'en l’occurrence ses pairs, en situation d'être des jurés, vont se comporter comme des supérieurs n'hésitant pas à l'humilier par raison de fonction, alors qu'ensuite la soutenance finie, ils lui parleront en toute camaraderie.
La soutenante a du mal à devoir dire qu'elle est « particulièrement honorée et touchée » que ces gens du jury aient bien voulu l'entendre. Ce sont là les mots obligés qu'elle doit prononcer.

Certes on découvre que sans en avoir l'air, elle a un caractère un peu spécial, en tout cas démarquant au moins un fort sentiment de  personnalité.
Beaucoup de gens sont comme ça, mais la plupart le garde dans leur entre-soi. Elle, elle le manifeste. Ainsi elle arrive en retard au début de la séance. Or arriver en retard quand on est la soutenante ne peut qu'être une manifestation de gros ego. D'autant qu'elle arrivera en retard à nouveau après la pause, et encore avant la délibération du jury.

La cérémonie comporte un rituel de dispositif autant qu'un dispositif de rituel.
Il y aura d'abord l'intervention de la directrice de thèse qui se donnera des airs critiques assez sévères, avant de noter la qualité du travail de la soutenante. Ainsi elle confiera avoir été heureuse de diriger cette thèse, déclarant que son auteur est une spécialiste de la question « philosophie continentale versus philosophie américaine (celle du nouveau monde) ».
In fine elle lui adressera ses compliments, soulignant l'importance particulière de son travail en ce qu'il se situe exactement dans la ligne de recherche convenue.

Dans leurs interventions, les autres jurés commenceront d'abord par recenser les fautes, les erreurs, les incorrections, signalées avec précision, à la page tant, page x, page y etc.
C'est la plus jeune jurée qui va égrener le plus dans le détail ce qu'elle appellera « tous ces manques ».
Elle, c'est la première fois qu'elle est jurée, la fois précédente où elle avait assisté à une soutenance, c'était pour sa propre habilitation. D'ailleurs il lui reste de bonnes habitudes d'étudiante, ainsi à son arrivée la jeune prof membre du jury a posé ostensiblement sa trousse à crayons sur le bureau avant d'en sortir les instruments.

La réponse de la soutenante sera que n'ayant pas eu le temps de noter toutes ses remarques, on lui en fournisse la liste pour les intégrer. Requête qu'on lui accordera, en lui signifiant qu’habituellement elle n'est pas accordée.

A son tour d'intervenir, le président va surprendre son monde.
D'abord en félicitant d'emblée l'impétrante parce qu'il n'a trouvé qu'une seule faute d'orthographe, « ce qui vaut d'être souligné » dira-t-il, « par les temps qui courent », même si aussitôt il lui reprochera un manque global de rigueur dans la présentation. Il faut savoir que dans un telle enceinte un compliment ne peut jamais venir sans être accompagné d'une critique.
Ensuite, sans doute pour blaguer, le président confie qu'il voudrait n'avoir jamais écrit sa thèse, la voyant en somme comme une faute de jeunesse. Ce qui en dit long sur le fonctionnement universitaire, car comment juger d'une thèse comme président de jury si lui-même regrette sa thèse que son jury de l'époque aurait donc dû refuser ?

Après la délibération du jury, la candidate oublie de revenir. C'est ce qu'on suppose. Des gens vont la chercher, elle revient comme si de rien n'était.
La décision d'habilitation est donnée de façon très codée, les reproches sont oubliés, l'adoubement se fait avec des marques d'affection.

A la plus jeune jurée j'escompte pouvoir parler lors du pot après la soutenance. Mais c'est le président qui m'entreprend, me regarde de très près tout en me parlant. Je m'éloigne mais il se rapproche encore. Je ne m'y fais pas et m'éloigne plusieurs fois de lui, du coup me retrouve aux côtés de la jeune jurée. Aussitôt je me présente à elle et lui fais part de mes doutes sur la sévérité des remarques faites sur le travail de la soutenante.
Elle répond que ça fait partie de leur job, le principe premier est de s'en tenir à une rigueur quasi protocolaire.
Ce qui me déclenche un rire subit. Elle n'a pas l'air de m'en vouloir mais elle lâche : Ah non, ça n'est pas possible pour nous, quand je lui dit que j'essaie d'allier rigueur et liberté pour déjouer les clichés et les stéréotypes qui chargent les discours et les croyances...

-C'était bien, j'ai dit, non ?
-Oui mais tu ne te rends pas compte comment sont les rapports entre les gens.
-Tout de même à l’Université, ça devrait être plus tranquille qu'à l'armée ou dans les entreprises en situation de concurrence...
-Tu te rends pas compte...
-Le plus terrible dans les rapports humains, c'est dans les copropriétés...
-Je connais pas...
-C'est là où les gens sont le plus féroces entre eux...



                                                                                 sommaire   haut de page
5/3/2014 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m. à j.  29/11/2014
La page de jean pierre ceton
Dans la francophonie continuer le français
Pour une littérature numérique
Détestation du mot bouquin
Poursuivre l'expérience de la langue

retour page principale
écrire à lettreaulecteur