lettre au lecteur                          

texte 22


       Tendance de fond à croire notre époque mauvaise  
par Jean Pierre Ceton


Il n'est plus nécessaire que les intellectuels médiatiques tapent encore pour enfoncer le clou de cette conviction générale. Plus besoin de crier encore et encore à la dé-civilisation ou la régression enclenchées depuis des décennies, mai 68 ou même les Lumières... Plus besoin de lancer à chacune de leurs interventions des piques acérées contre notre époque, la société ou la civilisation, il y a une tendance de fond, dans l'opinion française en tout cas, portant la certitude que notre monde ne va pas dans le bon sens. Pire même, que ça va toujours dans le mauvais sens, le recul, la régression...
Ce n'est pas tout à fait nouveau mais le fait s'est amplifié jusqu'à produire entre ceux qui la partagent une sorte de connivence heureuse et missionnaire.
Quand Régis Debray reprend le cliché selon quoi notre civilisation est sans doute la première à refuser de se laisser interroger par la mort, il est compris comme pointant là une pente décadente. Ce serait pourtant aisé de souligner que cette civilisation est la première à accroitre autant l'espérance de vie, à faire reculer la mortalité infantile et celle des mères, à tenir l'objectif de diminuer le nombre des victimes en général, des maladies, des routes, des crimes, à ériger en débats de société des questions comme la fin de vie, l'euthanasie etc... A quoi il faudrait ajouter qu'elle est la première à avoir vu mourir des humains hors de la terre, les astronautes de Columbia, ce qu'aucun ancien n'aurait pu concevoir.
Peine perdue, ce ne serait pas entendu tant est forte cette tendance de fond qu'on pourrait rapidement mettre sur le compte des formidables transformations de notre monde qui heurtent une inertie spontanée.
Certes, il y a toujours eu une tradition notamment chez les clercs à critiquer vertement leur siècle, c'était vrai au 19e et même avant, un certain Lesage, auteur picaresque, disait déjà que les poires de maintenant n'étaient plus aussi bonnes qu'avant.
Mais quand Edgar Morin, auteur et penseur respecté, nous affirme que le progrès a provoqué plus de méfaits que de bienfaits, on sait qu'il synthétise là une tendance de fond qui nous envahit de tous ses flots. Bien sûr la raison nous porte à nous révolter contre cette affirmation et à réclamer qu'on la démontre, ce qui ne devrait pas être facile, sauf à ne tenir compte que des méfaits.
On réalise surtout qu'il libère là une borne qu'on n'avait encore pas osé dépasser, sauf dans les milieux intégristes radicaux, puisque par définition le progrès est synonyme de bienfait.
Donc c'est le progrès en soi qui est mis en cause et, ce qui a produit selon eux le contraire du progrès, la modernité, avec toutes ses découvertes techniques ou scientifiques qui ont abouti à des catastrophes.
Et en effet, on entend de plus en plus souvent cette phrase imparable: «ce n'est pas parce que c'est moderne que c'est bien».
Assurément le concept de progrès n'est plus à prendre au sens un peu béat des années 1960, sauf peut-être à travers l'humour de Jacques Tati. Il est présentement à vivre en termes de facilité de diffusion, de rapidité de transmission ou d'accès aux connaissances tandis que la modernité peut se définir comme un accroissement des connaissances.
Or cet accroissement ne cesse de croitre au point que nous pouvons affirmer qu'il s'agit en réalité d'une précision toujours plus grande, ce qui objectivement représente un progrès dans l'histoire des humains.
Hélas ce progrès ne se retrouve pas toujours dans l'analyse de ces connaissances -aussi précises soient-elles- ni dans la conscience des conséquences qu'il faudrait en tirer, aussi urgentes soient-elles.
Il n'est pas surprenant que cette tendance de fond à croire notre époque mauvaise se développe alors que notre civilisation est en train de basculer dans le numérique. La rapidité de ce basculement en déboussole plus d'un, sans parler de son développement prévisible qui mettra de plus en plus en perspective un nouveau statut de l'humain.
De quoi faire peur à beaucoup, de quoi également pousser les différents acteurs des médias à relayer cette peur à mesure que ce nouveau statut s'éloignera du modèle historique.
Faut-il relier à cette tendance de fond l'étude internationale montrant l'incroyable pessimisme des jeunes français, seuls 30% d'entre eux auraient une vision positive de leur avenir contre 60% au Danemark et aux USA?
On peut comprendre que si l'on entend rabâcher que notre monde est pire qu'avant les découvertes scientifiques, plus incertain qu'avant les connaissances contemporaines, s'il a perdu ses repères et s’il n’a pas créé des valeurs nouvelles, alors autant se détourner du futur et revenir vers ce qui existait avant, les valeurs ancestrales qui pourtant n’étaient pas toutes d’ouverture, de justice et de respect!
En tout cas il n'est pas besoin de renforcer cette tendance-là car elle participe au développement des intégrismes.
Non, il n'est pas nécessaire d'ouvrir davantage les portes aux mouvements vraiment régressifs pour qui notre civilisation évoluée est une barbarie à détruire.


8/01/2008 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m. à  j.  07/02/2008
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