lettre au lecteur                          

texte 8

Qu'est-il donc arrivé à B.S., comme à d'autres?

 par  Victor Cherre

Cela s'insinue à la manière de cette opinion d'un publicitaire philosophe, parue dans le journal Le Monde, affirmant péremptoire : "notre vie ne vaut plus rien"...
Les signes sont multiples, ce peut être les "il n'y a plus ou il n'y a même plus" jusqu'aux qualifications de "basse époque" ou "d'époque aveugle et de non savoir". Se dégage par suite une perception de désarroi, puis de panique, voire de sentiment de guerre interne. L'idée est répandue selon quoi tout serait plus difficile aujourdhui. On ne sait plus très bien pourquoi on continuerait de vivre, dit un autre.
Bien sûr tout de cette vision peut se renverser, la vie individuelle n'a jamais été autant valorisée, jamais une époque n'a eu autant de capacités d'observation ou n'a accordé autant de place à l'éducation, les échanges sont clairement plus faciles qu'avant l'ère numérique et puis la philosophie grecque nous a légué qu'on n'avait jamais vraiment su pourquoi on vivait.

Si une question devait être considérée, ce serait par exemple celle du pourquoi les humains semblent devoir vivre de plus en plus longtemps. En France l'espérance de vie à la naissance se serait accrue de 7 ans depuis 1970. Quitte à affirmer que si l'on vit plus longtemps c'est que la vie passe plus vite.

Une autre serait de se demander ce qui s'est passé il y a trente ans pour que le monde en ait été si radicalement changé. Encore faut-il souligner que cela fait au moins dix ans qu'on ne cesse de dire que le monde a radicalement changé depuis trente ans. Les scientifiques en termes d'observation satellitaire fixent la césure à dix ans, voire il y a deux ou trois ans...
Alors pourquoi des intellectuels en place ressassent la déprime?
Peut-être en raison de ce changement même dont ils ne tiennent pas compte ou ne le voient qu'en termes négatifs. Et puis il y a un effet décalage, provenant par exemple d'une révolte légitime contre misères, injustices et atrocités de notre époque qui peut occulter ce qu'étaient ces m.i.a dans les temps reculés, pas si éloignés. Tout comme on peut légitimement être accablé par le nombre des victimes de la route en 2005 en France (5000 morts encore), mais devoir prendre en compte qu'il n'y en a jamais eu aussi peu depuis le pic des années 1970, trois fois moins.
Il y a aussi la problématique du nez sur la table, ou plutôt celle de ne pas voir plus loin que le bout de son nez. A l'image par exemple de cet artiste officiel depuis plus de 20 ans qui, venant de parcourir les infos radiotélévisées de ces soixante dernières années, fait cette découverte extraordinaire, savoir qu'il y a toujours eu des catastrophes!
Plus grave, le cas BS dont avait fait état Jean Pierre Ceton dans "Les Voyageurs modèles".
Considéré comme l'un des rares philosophes à s'intéresser à la technique et donc à notre époque, B. Stiegler en est venu lui aussi à ce sentiment de panique.
Serait-ce en raison de l'accroissement de la teneur en carbone dans l'atmosphère, de l'accélération du changement climatique ou bien de l'entassement toujours plus massif des populations aux abords des villes etc?
Non, l'explication de base est selon lui le conditionnement par le marché. Le fait que tout un chacun en serait réduit à n'être plus que strict consommateur docile. Il situe le début de cette affaire dans les années 1940 quand "l'industrie américaine inventa le marketing pour écouler sa production".
Outre qu'une seule raison ne suffit sûrement pas à expliquer la société de notre époque si complexe, ce serait oublier le désir des humains. Comment expliquer par exemple le succès de certains livres, d'allure plus ou moins ésotérique, vendus de part le monde et dans toutes les langues. Le marché qui conditionnerait les gens d'acheter ces livres? Comment expliquer le succès en France d'un auteur dont les romans se sont vendus à plus de 5 millions d'exemplaires en quelques années? Romans qu'on a l'impression d'avoir déjà lus en les lisant mais qui semblent pouvoir jouer un rôle de miroir clinquant. En tout cas ce sont les acheteurs, en l'occurrence des lecteurs, qui en décident même si les éditeurs font tout pour s'adapter à ce marché de consommateurs.
B.S. voit "l'individu nié parce que devenu pur et simple consommateur", dénonce "l'adoption de nouveautés incessantes" et s'accroche à l'hypothèse "d'une perte structurelle d'individuation qui ne peut que conduire à la décomposition du social, pire à la guerre totale".
La encore il serait aisé de renverser ces affirmations, en particulier d'opposer un processus d'individualisation croissant.
Pourquoi en être arrivé là? Pourquoi en sont-ils arrivés à de tels accès de dépression intellectuelle? Faut-il mettre en question leurs inébranlables références aux penseurs de l'histoire (à Platon qui ne pouvait pas concevoir qu'un objet humain puisse sortir du système solaire, y compris au grand Deleuze fervent opposant aux machines etc.) toutes antérieures à la vie numérique ces références qui mécaniquement les poussent au ressassement intellectuel? De fait, B.S. et d'autres ne semblent voir que l'effondrement du monde ancien et ne pas pouvoir intégrer le suivant, celui-ci que nous commençons de vivre, le monde numérique et ce qu'il entraîne comme multiplication des possibilités...
« Qui a déjà pleuré en lisant Internet ? », s'interroge un professeur de Rotterdam, pourtant bien nommé (Daniel Erasmus), pour en déplorer selon lui la pauvreté.
Pleuré de joie je ne sais, éprouvé un grand plaisir ou du bonheur à
voir aboutir la recherche que l'on effectue, par exemple se renseigner en un temps record sur Erasmus Roterodamus. Ou pouvoir y lire immédiatement un poème parmi tous ceux de ces siècles derniers!

2005 tous droits réservés / texte reproductible sur demande

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