lettre au lecteur                  

texte 7

L'affaire de Robbe-Grillet

 par  Jean Pierre Ceton
De mes vingtaines années, j’ai le souvenir d’avoir vu avec un malaise certain les films de Robbe-Grillet (Glissements progressifs du plaisir, Le jeu avec le feu). Son érotisme n’était vraiment pas mon affaire. Je ne comprenais pas du tout pourquoi il soumettait à un tel régime, sado-maso, de si jolies actrices que j’avais tout simplement envie d’aimer.
J’ai le souvenir de ma lecture de ses romans, surtout Le Voyeur qui était aussi un voyageur. J’étais intéressé par le «Nouveau Roman» qui rompait radicalement avec les histoires traditionnelles, usées jusqu’au dernier cliché.
J’ai le souvenir d’avoir lu La Jalousie lors d’un séjour aux Antilles et de m’être représenté des images de cinéma à travers ce jeu entre la "jalousie" et les jalousies, sorte de volets qui cachent tout autant qu’ils permettent d’épier discrètement, y compris celui qui se cache.
Le souvenir qui m’en est revenu hier, alors que j'apprenais la jalousie effective de Robbe-Grillet, est celui d’une douleur parcourant tout le livre.
«On le lira désormais d’un autre œil», écrit justement la critique du Monde, après nous avoir dit que «Catherine découvre en 1957 qu’Alain, avec qui elle sort depuis six ans, mais avec qui elle n’a jamais vraiment «couché», par crainte de tomber enceinte, ne peut pas la prendre.»
Catherine Robbe-Grillet, la femme d’Alain, vient en effet de publier un journal dans lequel elle décrit tout ça, et même qu’elle en est tombée de haut alors que Robbe-Grillet pensait lui qu’elle avait compris depuis longtemps… On apprend aussi que "ça ne les empêchait pas de jouir l’un de l’autre de toutes les autres façons" !
Notons d’abord l’anachronisme de la situation. Peu de jeunes filles aujourd’hui s’empêcheraient de faire l’amour, donc d’être prises, aimantes, pénétrées, baisées et baisantes, pour éviter d’avoir des enfants. Surtout inimaginable qu’elles s’en empêcheraient pendant six ans.
Il est vrai qu'entre-temps est apparue la contraception, avec la pilule qui semblait miracle, et la légalisation de l’avortement, jusqu’à la pilule du lendemain puis l’avortement médicamenteux chez soi.
Un autre critique du Monde avait fait des années auparavant un long reportage sur les Robbe-Grillet, décrivant un couple idéalement libre recevant des jeunes gens d’aventure ou d’habitude dans chacun son aile du château où ils habitent depuis longtemps. Sans que cela fasse d'histoires (!).
Et ainsi formaient-ils un couple d’un genre nouveau, exemplaire, rare, transgressant le poids de la relation unique et exclusive, vivant néanmoins cul et chemise durant voyages et jours quotidiens… Génial !
Un grand pan de mur s’effondre pour moi qui avait cru à cette illusion. Je veux dire que la liberté du couple là était manifestement déterminée par l’impossibilité pour Robbe-Grillet de prendre sa dame. De plus, son cinéma sado-maso était forcément lui aussi soumis à cette donnée. Qu’on devrait donc revoir à cette lumière-là.
Au fond ce ne serait pas grave si ces écrits et ce cinéma n’étaient que récit de fantasmes etc. On n’est pas tenté ici de faire l’apologie d’une sexualité équilibrée, assouvie, libérée, encore que ce ne serait pas si grave non plus. D’ailleurs cela n’empêcherait aucunement le moindre récit de fantasmes, sans pourtant conduire à refaire du Sade ou du Masoch ou du Bataille …
...
Le souvenir ému aussi, encore que je ne me rendais compte de rien, d’avoir fait les envois de mon premier livre dans son bureau aux éditions de Minuit, puisque Robbe-Grillet y avait bureau, bien sûr un jour où il ne s’y trouvait pas… Et aussi d’y avoir reçu deux journalistes que sûrement j’avais jaugé sec du haut de ce bureau d’Alain Robbe-Grillet, parce qu’ils souhaitaient m’interroger sur les conditions matérielles de vie d’un écrivain, des miennes en fait, tandis que j’aurais voulu parler d’écriture…
Alain Robbe-Grillet toutefois que je ne rencontrerais pas, à mon étonnement que je devais qualifier de naïf ensuite, découvrant que celui qui était "mon" éditeur (Robbe-Grillet) ne s’entendait pas spécialement bien, moins qu’on puisse dire, avec une autre dame, Marguerite Duras, qui m’avait amené dans cette maison et préfacé le livre.
D’ailleurs ce n’était pas au hasard que ces deux têtes-là ne s’entendaient pas vraiment. Ces deux corps-là, plutôt…
Et puis pas si étonnant que Robbe-Grillet m’ait ignoré ou ait ignoré Rauque la ville, roman qui s’il porte bien des fantasmes sexuels n’en est pas moins le roman d’une personne en chemin de libération sexuelle.
...
Bien sûr cette "découverte de Catherine en 1957", dévoilée 47 ans après, ne remet en rien en cause l’aventure du «Nouveau Roman», ni l’écriture de Robbe-Grillet ni ses œuvres aucunement.
Tout de même j’aurais préféré que cela soit plus clair plus tôt. Que Robbe-Grillet écrive son «âge d’homme» à la façon de Michel Leiris.
Car c’est tout de même la grande affaire de la vie, cela, de prendre, pénétrer, faire l’amour, sexuellement être amoureux, oui baiser d’amour et se baiser l'un l'autre, sans que cela ait à voir avec se faire avoir…


7/12/2004 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande

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